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Au Mali, les jihadistes s’inspirent-ils du « modèle » syrien ?

Les visites récentes du président intérimaire syrien Ahmed Al-Charaa à Moscou, le 15 octobre, et à Washington, le 10 novembre, ont particulièrement retenu l’attention de la presse, qui y voit l’acte final d’une lente et progressive métamorphose d’un groupe terroriste en une force politique de gouvernement reconnue par la communauté internationale.

La trajectoire de Hayat Tahrir al-Cham (Organisation de libération du Levant, ou HTC, dont Al-Charaa est la tête), depuis la clandestinité terroriste jusqu’aux chancelleries des grandes puissances, n’échappe évidemment pas à l’attention des différents stratèges de la nébuleuse jihadiste mondiale comme le montre l’évolution actuelle, au Mali, du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Jama’at Nusrat ul-Islam wa al-Muslimin ou Jnim). Le mouvement terroriste sahélien, filiale d’Al-Qaïda dans la région, semble engagé dans une métamorphose identique que celle qu’a connue le HTC dans la province d’Idlib en Syrie de 2017 à la chute d’Assad en 2024.

Comme le HTC, le Jnim abandonne progressivement le jihad global au profit d’une lutte politique purement nationale dans laquelle l’enracinement auprès des populations locales l’emporte sur l’agenda jihadiste. Par conséquent, peut-on parler d’une syrisation des acteurs terroristes au Sahel ?

Une alternative aux juntes militaires

Comme le HTC dans la bande d’Idlib de 2017 à 2024, le Jnim a profondément changé de stratégie depuis le départ des Français en 2022 à la suite de l’échec de l’opération Barkhane. À l’origine force jihadiste – le mouvement Ansar Dine – alliée aux Touaregs du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), le Jnim aspire désormais à fédérer autour de lui des représentants des différentes ethnies du pays et à se métamorphoser ainsi en une force politique nationale, voire nationaliste.

Abandonnant progressivement le terrorisme tourné contre les civils au profit d’actions de déstabilisation du régime, le Jnim entend devenir une alternative à la junte militaire en s’implantant durablement auprès des populations civiles. C’est dans cette optique que nous pourrions analyser sa politique d’ouverture aux ethnies importantes du pays : d’abord adressé aux Touaregs en guerre ouverte contre Bamako depuis 2012, le mouvement s’est ouvert aux Peuls depuis l’ouverture de sa branche méridionale très active au Burkina Faso, la katiba Macina, puis plus récemment aux Bambaras, l’ethnie majoritaire de la région de Bamako.

Le choix de Bina Diarra, dit Al-Bambari, comme porte-parole du groupe montre son refus d’être assimilé aux ethnies minoritaires du nord du Mali, alliées régulières des jihadistes, et incarne le projet des jihadistes de créer autour d’eux un véritable consensus populaire qui dépasse le clivage habituel entre les ethnies nomades plus arabisées du Nord (comme les Touaregs) et les ethnies sédentaires subsahariennes.

Cette politique n’est pas sans rappeler celle menée par le HTC : comme le Jnim, le groupe syrien avait tenté de s’implanter durablement dans les structures sociales de la bande d’Idlib en s’attirant le soutien des chefs de tribus arabes (les cheikhs). Que ce soit dans une société tribale comme au nord de la Syrie ou dans un cadre multiethnique comme au Mali, les jihadistes aspirent à construire une forme de consensus national autour d’eux afin de pérenniser leur pouvoir.

D’autant que le Jnim, comme le HTC avant lui, semble renoncer aux modes d’action classique des jihadistes. Depuis le départ des Français, il n’a revendiqué aucun attentat en dehors du Sahel et semble même abandonner progressivement l’utilisation du terrorisme envers les populations locales comme a pu le faire le HTC à Idlib pendant la guerre civile syrienne.

Du jihad global au jihad local

Depuis l’été 2025, le Jnim concentre ses attaques sur des cibles militaires et économiques (notamment les convois ravitaillant la capitale en carburant) mais renonce de plus en plus aux massacres de civils éloignés de son rigorisme religieux. À cet égard, il est intéressant de relever l’abandon des persécutions contre les Dogons dont AQMI et Ansar Dine avaient autrefois combattu violemment les pratiques animistes, au point de susciter la mobilisation de l’Unesco.

Autre point d’inflexion, l’abandon des politiques systématiques de destruction du patrimoine malien. À l’inverse d’Ansar Dine qui avait, en 2012, saccagé la mosquée de Sankoré à Tombouctou, vestige d’un islam maraboutique syncrétique à l’antithèse du dogmatisme salafiste, le Jnim renonce aux attaques contre le patrimoine et les identités locales, de peur de perdre le soutien des populations. Cette politique, qui n’est pas sans rappeler celle d’Al-Joulani et du HTC envers les chrétiens et les chiites de la bande d’Idlib, témoigne d’une volonté de pérenniser l’implantation du Jnim dans le paysage politique local.

En effet, comme le HTC, le groupe jihadiste entend substituer un jihad populaire tourné contre les régimes tyranniques locaux opprimant les civils au jihad global. L’agence de propagande Al-Zallaqa met souvent en scène le groupe dans un rôle de protecteur des populations contre la violence des juntes militaires. Le Jnim a particulièrement communiqué sur les massacres de Solenzo en mars 2024 perpétrés par l’armée burkinabè contre les civils peuls, avant de mener une action de représailles à Diapaga ciblant une base militaire.

À travers ces actions au Burkina Faso comme au Mali, le Jnim veut abandonner son image de groupe terroriste hors sol pour apparaître comme le bouclier des populations locales face à la brutalité des juntes. On retrouve ici la synthèse, à l’origine du succès du HTC en Syrie, entre un jihad régional non global (idée plutôt empruntée à Daech) et le refus de persécuter les populations locales pour s’enraciner dans le paysage politique local (thème cher à plusieurs penseurs d’Al-Qaïda comme Al-Zawahiri, notamment lors de sa querelle avec Al-Zarqawi en 2004).

Dissonance entre la base et le commandement

Le parallèle entre la Syrie et le Mali devient encore plus éclairant lorsqu’on envisage les limites, voire les relatifs échecs de l’islamo-nationalisme. Comme en Syrie, la base du Jnim n’approuve pas forcément le refus du jihad intransigeant et les concessions faites par les chefs du groupe à la réalité sociale locale. C’est peut-être ce que montre l’assassinat de la tiktokeuse Mariam Cissé par les miliciens du Jnim, le 7 novembre 2025. Ce meurtre va à l’encontre de la politique d’implantation du Jnim au sein de la population locale et de la propagande qu’il construit depuis plusieurs années. Si bien que l’on pourrait émettre l’hypothèse (invérifiable pour l’instant) que ce meurtre ne reflète pas une décision prise par le commandement du Jnim mais s’apparente à une initiative locale, assez spontanée.

Ces exactions perpétrées par les jihadistes sont monnaie courante, comme le montre le développement des milices d’autodéfense appelées dozo. Sachant que le massacre de civils dessert objectivement les intérêts politiques du Jnim et s’oppose à son discours de propagande, on peut légitimement penser que ces massacres sont l’action de combattants qui ne partagent pas forcément les efforts de realpolitik des chefs. Comme en Syrie avec le HTC, la base du Jnim pourrait refuser l’infléchissement que tentent de lui imposer ses leaders, ce qui déboucherait sur des massacres spontanés, comme ceux dont les Alaouites ont été victimes après la chute d’Assad en Syrie.

D’autant qu’au Levant comme au Mali, les groupes affiliés à Al-Qaïda, en s’implantant dans le tissu social local, se privent du soutien politique des partisans du jihad global et intransigeant. Les jihadistes les plus radicaux pourraient ainsi grossir les rangs de l’organisation État islamique en Syrie ou de sa filiale au grand Sahara.

Nouveau visage de la guerre civile au Mali

Pour conclure, le jihad syrien entre en résonance avec la métamorphose actuelle du Jnim : le groupe sahélien s’emploie à implanter le jihad dans le paysage politique malien et dans ses spécificités régionales, témoignant ainsi d’une syrisation du conflit, pour utiliser un néologisme, au point qu’on pourrait considérer la métamorphose du jihad en Syrie comme un nouveau paradigme pour analyser tous les mouvements jihadistes et leurs relations avec leur environnement politique et social régional.

Néanmoins, cette comparaison ne doit pas conduire à oublier ce qui distingue la Syrie du Mali : le Jnim ne peut s’appuyer ni sur une armée nombreuse comme celle de HTC, ce qui l’empêchera de contrôler le pays à court terme, ni sur une puissance tutélaire capable de le financer comme la Turquie en Syrie. Même si la comparaison entre le HTC et le Jnim ne saurait à elle seule expliquer le nouveau visage de la guerre civile au Mali, elle permet bien de prendre la mesure de la révolution copernicienne que la victoire de Joulani (nom de guerre d’Ahmed Al-Charaa) représente aujourd’hui pour l’ensemble des mouvements se réclamant d’Al-Qaïda.


Pierre Firode, Professeur agrégé de géographie, membre du Laboratoire interdisciplinaire sur les mutations des espaces économiques et politiques Paris-Saclay (LIMEEP-PS) et du laboratoire Médiations (Sorbonne Université), Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Article écrit publié en premier sur JeuneAfrique.Com

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