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Ysée, des enfants de chœur à Tony Allen, avec l’afrobeat comme remède

« Je suis passée d’une vie dans la rue à… manger du caviar, assise dans la loge de Johnny Hallyday. » Cette phrase, prononcée par Ysée, alias Audrey Gbaguidi, chanteuse d’origine béninoise qui, soit dit en passant, n’apprécie pas le caviar, résume parfaitement les montagnes russes que la jeune femme a vécues, tant personnellement que professionnellement.

La vie d’Ysée pourrait être un film américain, de ceux dont la fin est flamboyante. L’épopée est celle d’une enfant délaissée à la naissance, avec un don, sa voix, qui la conduira à des rencontres plus improbables les unes que les autres… et la portera finalement sur les plus belles scènes du monde, aux côtés de légendes de la musique, comme Tony Allen, ancien batteur de Fela Anikulapo Kuti.

Famille d’accueil

Pour comprendre Ysée, il faut d’abord revenir à Audrey Gbaguidi, née en 1988 en France, après une grossesse de sept mois seulement, au moment où son père diplomate et sa mère y font un voyage. Prématurée, l’enfant a une condition de santé dramatique qui fait hésiter sur son espérance de vie : elle a un poumon atrophié, un rein en moins et ce que les médecins estiment être une « maladie rare », qui ne cessera de changer de nom tout au long de sa vie. Passera-t-elle les trois mois ? Rien n’est moins sûr.

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Son père rentre au pays reprendre le travail et sa mère reste quelques mois, avant de faire de même, pour des questions de visa, expliquera-t-on à Audrey, bien des années plus tard. Cette dernière est placée dans la famille d’une tante, une sœur du père, qu’elle pense longtemps être sa mère. « Je vis mon enfance, à Draguignan [sud-est de la France], dans cette famille peu aimante. Alors que j’ai 6 ans, au détour d’une conversation avec une tante, j’apprends que la femme qui m’élève n’est pas ma mère. Cela me paraît vite évident, je ne fais pas partie de cette tribu-là, je n’ai jamais été la bienvenue. Je nourris l’espoir d’une famille, qui m’attend quelque part… mais personne ne m’appelle jamais, ni ma mère ni mon père. »

L’enfance d’Audrey est marquée par des allers-retours entre la maison et l’hôpital. Mais aussi par l’agacement de la famille à l’entendre chanter sans cesse. « Je découvre ma voix, je les énerve tous, remarque-t-elle. Un jour, je vois une chanteuse Disney à la télévision, je me dis : je veux être ça plus tard. Je me souviens avoir appuyé mon nez contre l’écran et m’être pris un coup de jus. Dans ma tête d’enfant, c’était comme si je m’étais connectée à cette destinée, ça a été un électrochoc. »

Cheffe de chœur de mère en fille

Les murs de l’immeuble sont fins ; une voisine entend Audrey chanter et finit par oser toquer à la porte. Elle s’appelle Madame Robert, et n’est pas là pour se plaindre du bruit mais pour demander à la famille de prendre la petite les mercredis après-midi afin de lui enseigner le piano et le chant. « Ma tante, qui dit non à tout ce que je demande, accepte cette fois-ci. » Commence alors une carrière de chanteuse à la paroisse du coin, avec Madame Robert. « Le samedi, je répète avec les vieilles de Draguignan, le dimanche, c’est spectacle à l’église », sourit la trentenaire.

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Plus tard, elle aura l’impression d’avoir suivi une forme de destinée, en apprenant que sa grand-mère et sa mère avaient, elles aussi, été cheffes de chœur dans des églises. Sur l’instant pourtant, elle ne se voit pas en faire son métier, l’option paraît inaccessible, même si chanter représente une échappatoire. À 17 ans, elle s’enfuit de la famille et s’en va vivre à droite à gauche chez les copains, puis dans la rue. Personne ne tente de la faire rentrer à la maison. Audrey continue néanmoins le lycée, passe son bac et obtient une bourse pour étudier la psychologie à Aix-en-Provence.

« Mais là, je trépigne d’envie de pouvoir enfin faire de la musique. Je comprends que je peux étudier à distance et je rejoins Paris, où je fais ma première rencontre cruciale. » C’est Julien Baer, le frère de l’animateur français Édouard Baer, qui la fait chanter dans une émission de télévision et lui paye son premier cachet. Les rencontres incroyables s’enchaînent à partir de là, souvent issues d’un hasard – un homme croisé dans l’ascenseur, par exemple. Elle est embarquée sur d’autres projets, voyage, croise la chanteuse américaine Lauryn Hill, dont elle rêvait trois ans plus tôt et qui lui parle aujourd’hui « comme si elle [la] connaissait ». Ysée en a encore la voix émerveillée. À cette époque, elle se dit : « Quoi de plus ? Franchement, rien, j’ai tout vécu ! »

Rencontre avec Seun Kuti

Enfin, presque tout vécu… En coulisses, à La Cigale, elle croise Tony Allen. « Je suis venue voir son groupe, on discute. Il me dit : je sens qu’on va se revoir. » Un an et demi passe avant qu’elle ne reçoive le coup de fil décisif, c’est Tony. Il est en studio à Paris, elle est à Marseille. Il veut qu’elle rapplique, lui dit : « Je t’attends. » Elle saute dans un train et le rejoint. Il est en compagnie d’un fils de Fela, Seun Kuti, et fait faire des tests à la jeune femme. Ils discutent toute la nuit. « On a je ne sais combien d’années d’écart, mais je sens qu’il va tout de suite qu’il va jouer un rôle spécial pour moi », commente Audrey. Le rôle est d’ailleurs précisé quelques phrases plus tard : « Je fais une tournée, je vais voir avec mon manager, il est possible que tu tournes avec nous. »

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Bingo, elle est prise. Le premier concert a lieu à La Bellevilloise, à Paris. « Rien d’extraordinaire, mais pour moi, c’était énorme ! » confie-t-elle. Les autres musiciens sont dans le groupe depuis 15, 20 ans, elle est la seule femme. Les débuts ne sont pas évidents, le regard que l’on porte sur elle est compliqué à gérer : « Je ne me sentais pas de danser comme j’en avais envie, je n’étais pas très à l’aise. » Tony Allen lui répond simplement : « Be yourself. » [« Sois toi-même ! »] C’est le même conseil qu’il lui donne le jour du premier gros concert, à quelques heures de monter sur scène, elle s’étonne de n’avoir reçu aucune parole à chanter. On lui propose de faire sans et d’être « dans le moment présent ». Tony a une théorie bien ficelée : « Personne ne demande à la fleur de s’ouvrir, elle le fera toute seule, idem pour le soleil, il brille sans qu’on lui commande : alors pourquoi devrions-nous tout contrôler ? » Elle relève le défi.

Damon Albarn, Noel Gallagher…

C’est à Rio de Janeiro qu’elle se lâche pour la première fois, un an et demi après avoir rejoint le groupe. Le public s’est cotisé pour les faire venir et joue des instruments tandis que le concert bat son plein. Deux spectacles se rencontrent. Entourée de musiciens talentueux, prise dans l’énergie musicale, elle se laisse porter. « Tony Allen m’a appris à entrer en transe », raconte-t-elle, fascinée par le musicien qui a créé son propre style de musique et ne cesse de le faire évoluer.

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Si Ysée ne rate aucun concert, Audrey continue de se battre contre sa condition de santé. Il lui arrive de passer quelques heures à l’hôpital parce qu’elle fait une crise et de signer une décharge pour pouvoir sortir et assurer la prochaine scène, fiévreuse ou pas. Au Nigeria, on appelle Tony Allen « docteur » et elle en est persuadée, son afrobeat peut soigner. Chanter lui a en tout cas permis de développer son poumon atrophié. Elle suit le batteur cinq ans sur scène, avant de partir vers d’autres aventures et de travailler avec de grands noms tels que Damon Albarn (Blur, Gorillaz) ou encore Noel Gallagher (ex-Oasis) – une collaboration qui lui vaut un disque de platine au mois de janvier 2022.

Son amitié avec Allen dure plus de dix ans et il devient un véritable père spirituel pour elle. Au mois de mars 2020, le musicien donne deux concerts à Londres, où elle réside. Juste avant les confinements, ils se revoient. Sans savoir pourquoi, elle sent qu’elle n’en aura plus l’occasion, que c’est la dernière fois qu’elle a cette chance. Il meurt peu de temps après, à la fin d’avril 2020. Au mois de juin 2022, Ysée sort son premier EP, Tony Allen makes me high, avec des chansons issues de jam sessions, sur lesquelles on entend Tony Allen. Un hommage qui a pris quelques années à voir le jour, le temps que l’émotion s’apaise.

Article écrit publié en premier sur JeuneAfrique.Com

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